En 1898, Émile Zola est un écrivain au sommet de la gloire. Bien qu’il n’ait jamais pu se faire élire à l’Académie française, il est décoré de la Légion d’honneur et préside la Société des gens de lettres. Ayant déjà achevé son cycle romanesque des Rougon-Macquart en vingt volumes, il termine à ce moment-là un triptyque, Les Trois Villes, et s’apprête à en commencer un autre, Les Quatre Évangiles. Il est à l’abri du besoin, même à la tête d’une petite fortune, après des décennies de vaches maigres. Il n’a plus rien à prouver ni à gagner dans ce nouvel engagement2.
Reconnu avant tout comme romancier, Zola a pourtant commencé sa carrière d’homme de lettres dans la presse, dont il a compris le pouvoir croissant. Journaliste passé par toutes les rubriques de nombreux journaux, y compris les faits divers, il y a acquis la maîtrise d’une écriture tournée vers l’efficacité. Surtout, son éloquence en fait l’un des éditorialistes à la fois les plus respectés et les plus craints de la presse parisienne3.
Il s’est aussi fait longtemps connaître comme critique d’art, épinglant ou louant les nouveaux mouvements picturaux, comme les anciens. Son passage au Figaro a été particulièrement remarqué, quotidien qu’il quitte officiellement le 22 septembre 1881 dans un article à la une, « Adieux »N 2, pour se consacrer entièrement aux Rougon-Macquart.
Avant ses premiers contacts à l’occasion de l’affaire Dreyfus, Zola n’a jamais fait de politique, hormis un bref intermède à la chute du Second Empire, afin d’obtenir un poste de sous-préfet, sans succès. Observateur attentif de cette fin de régime et de la naissance de la Troisième République, il s’est tenu à l’écart de tout engagement. Mieux : son observation du monde politique le rend sceptique, et il gardera toujours une once de mépris et d’incrédulité face à un personnel politique beaucoup trop compromis à son goût. Mais il reste convaincu que la République et la démocratie sont les meilleurs garants des libertés publiques. Zola sait, la connaissant bien, qu’il peut compter sur une presse de contre-pouvoir, pour le jour où il décidera de s’engager pour une cause4,5.
L’affaire Dreyfus jusqu’en janvier 1898[modifier | modifier le code]
Article détaillé : Affaire Dreyfus.
L’affaire Dreyfus commence à l’automne 1894 sur la base d’une lettre appelée « bordereau ». Cette lettre prouve que des fuites sont organisées vers l’ambassade d’Allemagne à Paris. Un capitaine d’état-major de confession juive, Alfred Dreyfus, est alors accusé d’espionnage et condamné au bagne à perpétuité car son écriture ressemble à celle du bordereau. Malgré les dénégations de l’accusé, un dossier vide de preuves, l’absence de mobile, le conseil de guerre le condamne à l’unanimité. Cette unanimité emporte l’adhésion quasi totale de l’opinion publique française : Dreyfus a trahi et a été justement condamné, pense-t-on. Le capitaine est dégradé dans la cour d’honneur de l’École militaire à Paris le 5 janvier 1895, puis expédié à l’île du Diable, en Guyane française. Deux années passent6.
La famille du capitaine n’a jamais accepté les circonstances de cette condamnation. Mathieu Dreyfus, le frère du condamné, et Lucie Dreyfus, son épouse, ne peuvent s’y résoudre et engagent tout leur temps et leurs moyens. Petit à petit, des informations filtrent, des détails s’amoncèlent encourageant la famille dans la voie de la révision. Parallèlement, Georges Picquart, nouveau chef des services secrets français, s’aperçoit, à l’été 1896, que le véritable auteur du bordereau n’est pas Alfred Dreyfus mais Ferdinand Walsin Esterhazy, commandant d’infanterie, criblé de dettes. Fort de ces constatations, le lieutenant-colonel Picquart prévient ses chefs. Mais ces derniers refusent de rendre l’erreur publique et insistent afin que les deux affaires restent séparées. Devant l’insistance du lieutenant-colonel Picquart, celui-ci est limogé et transféré en Afrique du Nord. Alors qu’il est l’objet de diverses machinations orchestrées par son ancien subordonné, le commandant Henry, Picquart confie ses secrets à son ami, l’avocat Louis Leblois. Celui-ci, révolté par l’iniquité faite au capitaine Dreyfus, se confie à son tour au vice-président du Sénat Auguste Scheurer-Kestner, mais tous deux décident de garder le secret faute de preuves positives7.
Le tournant vient de la publication du fac-similé du bordereau par le journal Le Matin en novembre 1896. L’écriture du coupable est placardée dans tout Paris et, inévitablement, elle est reconnue : c’est celle d’Esterhazy. Mathieu Dreyfus en est informé et Lucie Dreyfus porte plainte contre Esterhazy. Auguste Scheurer-Kestner intervient alors officiellement, et devient la cible des nationalistes et des antisémites. Le haut commandement vole au secours d’Esterhazy. Devant les risques présentés par les interrogations de l’opinion publique et l’éventuelle mise en place d’une enquête parlementaire en conséquence, il n’a d’autre choix que de faire comparaître Esterhazy en conseil de guerre. L’intérêt de cette décision pour les militaires est de fermer définitivement la voie juridique à la révision de l’affaire Dreyfus par un acquittement contre lequel il ne peut pas y avoir d’appel8. L’audience est ouverte le 10 janvier 1898. Adroitement manipulés9, l’enquêteur, de Pellieux, et les militaires magistrats acquittent le véritable traître au terme d’une parodie de justice10 de deux journées, à l’issue d’un délibéré de trois minutes. En réponse, Zola, qui avait déjà écrit trois articles assez modérés dans Le Figaro, décide de frapper un grand coup au travers d’une lettre ouverte au président de la République11.
Zola devient acteur de « l’Affaire »[modifier | modifier le code]
Article détaillé : Émile Zola dans l’affaire Dreyfus.

Première des 32 pages autographes du manuscrit de « J’accuse… ! », janvier 1898
La source du combat d’Émile Zola est à rechercher dans la tradition d’engagement politique de l’intellectuel, illustrée avant lui, et notamment, par Voltaire et l’affaire Calas au xviiie siècle ou encore, plus récemment, par Victor Hugo, dont l’affrontement avec Louis-Napoléon Bonaparte reste vivant dans tous les esprits12.
Ces écrivains ont su, à l’occasion, consacrer leur savoir-faire et leur habileté rhétorique à combattre l’intolérance et l’injustice. Ils ont mis leur célébrité au service de la cause défendue, sans souci des conséquences. Le camp dreyfusard cherchait à générer un engagement de ce type, souhaitait l’emblème littéraire au profit de leur cause. La presse de l’automne-hiver 1897-1898 fait référence, de nombreuses fois, à l’affaire Calas ou au Masque de fer, en réclamant un nouveau Voltaire pour défendre Alfred Dreyfus13,N 3.
Mais les grandes plumes avaient disparu : Honoré de Balzac, Guy de Maupassant, Gustave Flaubert ou même Alphonse Daudet, qui meurt à ce moment-là, en décembre 1897. Des grands hommes de lettres célèbres ne restait qu’Émile Zola. Sollicité, il décide d’intervenir directement dans le débat au cours de l’automne 1897, après une longue réflexion. C’est que jusqu’à cette date, le romancier a ignoré pratiquement l’affaire Dreyfus. Elle ne l’intéressait pas, sauf à craindre la montée des périls antisémites qui le navraient14,N 4.
Approché par le vice-président du Sénat Auguste Scheurer-Kestner, Zola est convaincu de l’iniquité de la décision de justice ; le sénateur détient, en effet, des informations indirectes mais sûres de l’avocat Louis Leblois. Ce dernier, confident du colonel Picquart, ex-chef des Renseignements militaires, le conseille ; ce cercle restreint connaît, depuis la fin de l’été, le nom du véritable coupable, le commandant Esterhazy. En cette fin d’année 1897, Zola, révolté par l’injustice et les réactions insultantes de la presse nationaliste, décide d’écrire plusieurs articles dans Le Figaro en faveur du mouvement dreyfusard naissant. Le premier, intitulé « M. Scheurer-Kestner »N 5, paraît le 25 novembre 1897 et se veut un plaidoyer en faveur de l’homme politique courageux qui se dresse contre l’injustice de la condamnation du capitaine Dreyfus. C’est cet article qui scande le leitmotiv des dreyfusards pour les années à venir : « La vérité est en marche et rien ne l’arrêtera », un trait qui exprime le sens de la formule de l’auteur des Rougon-Macquart13.
Cet article, et les deux suivants, titrés « Le Syndicat »N 6 le 1er décembre et « Procès-verbal »N 7 le 5 décembre, restent sans effet notoireN 8. Les militaires, pas plus que les hommes politiques, ne sont impressionnés par cet engagement résolu, mais encore modéré15.
Cependant, l’engagement relatif d’Émile Zola a indigné une partie du lectorat du Figaro. Des pressions nombreuses incitent sa direction à informer le romancier que ses colonnes lui seront désormais fermées. Fernand de Rodays, l’un de ses directeurs, le plus favorable à la cause dreyfusarde, décide alors de passer la main à son associé et se retire de la direction du Figaro13,N 9.
La légende, entretenue par Zola lui-même, veut que l’écrivain ait rédigé l’article « J’accuse… ! » en deux jours, entre le 11 et le 13 janvier, sous le coup de l’émotion issue du verdict d’acquittement rendu au profit du commandant Esterhazy13. Mais les spécialistes ne sont pas de cet avis15 , 16. La densité des informations contenues dans l’article et divers indices démontrant l’intention de ZolaN 10 font pencher plutôt pour une préméditation qui remonte bien avant le procès Esterhazy, fin décembre 189716.
Du reste, il semble que Zola ne croyait pas à la condamnation d’Esterhazy, d’après son meilleur ami, Paul Alexis, à qui Zola révèle, une semaine avant la fin du procès, sa certitude de l’acquittement du véritable traître. Mais les deux options sont toutefois envisagées : ou Esterhazy est reconnu coupable et l’article appuiera sur les zones d’ombre de l’Affaire en exigeant la révision ; ou c’est l’acquittement et le pamphlet n’en sera que plus redoutable. Dans les deux cas, l’objectif est de répondre violemment à l’iniquité : Zola décide d’un coup d’éclat15.
Après le retrait du Figaro, et après avoir échoué dans ses contacts avec d’autres journaux, Émile Zola songe à publier son futur texte en plaquette, puisqu’il ne dispose plus de support de presse pour exprimer son indignation. C’est à ce moment que Louis Leblois, ami du colonel Picquart, lui suggère de se rapprocher du journal L’Aurore et de Clemenceau15,13,17,18.
« J’Accuse… ! » paraît dans l’édition du 13 janvier 1898 du journal L’Aurore, deux jours seulement après l’acquittement d’Esterhazy par le conseil de guerre le 11 janvier, alors que ce jugement semblait ruiner tous les espoirs nourris par les partisans d’une révision du procès ayant condamné Dreyfus. L’article, distribué dès huit heures du matin, fait toute la « une » et une partie de la seconde page du quotidien, dont 200 000 à 300 000 exemplaires s’arrachent en quelques heures à Paris. C’est le texte d’un écrivain, une vision de romancier qui transforme les acteurs du drame en personnages de roman19.
Charles Péguy est témoin de l’événement :
« Toute la journée, dans Paris, les camelots à la voix éraillée crièrent L’Aurore, coururent avec L’Aurore, en gros paquets sous les bras, distribuèrent L’Aurore aux acheteurs empressés. Le choc fut si extraordinaire que Paris faillit se retourner20. »
Coïncidence, au moment même où les premiers exemplaires de « J’accuse… ! » sont vendus sur le pavé parisien, Picquart est arrêté à son domicile et incarcéré au Mont-Valérien. Le même jour, les élections du président du Sénat et de ses vice-présidents voient la défaite d’Auguste Scheurer-Kestner, premier homme politique dreyfusard, désavoué par ses pairs au surlendemain du verdict d’acquittement du procès Esterhazy. C’est dans ce contexte difficile pour les défenseurs d’Alfred Dreyfus que paraît « J’accuse… ! »21.
L’Aurore[modifier | modifier le code]
Article détaillé : Presse et édition dans l’affaire Dreyfus.

Raymond Tournon, affiche créée pour la parution de Fécondité en feuilleton dans L’Aurore, en 1899

Plaque commémorative, sur la façade de l’ancien siège du journal l’Aurore, au 142 rue Montmartre à Paris (2e)
Le support du texte d’Émile Zola est un jeune quotidien militant, le journal L’Aurore. Il s’agit d’une feuille du matin très récemment créée, à la fin du mois d’octobre 1897. Le quotidien n’a donc que trois mois d’existence au moment de la parution de l’article de Zola. Le jeudi 13 janvier 1898, le titre affiche ainsi le no 8722.
Son fondateur et directeur, Ernest Vaughan, politiquement très marqué par Proudhon, avait adhéré à l’Internationale dès 1867. Collaborateur de plusieurs journaux, il était devenu le gérant de l’Intransigeant en 1881, qu’il dut quitter à cause d’un différend avec son beau-frère, Henri Rochefort en 1888. Après avoir créé L’Aurore en 1897, il quittera la presse en 190323.
Lors de ce lancement, Vaughan tient absolument à s’attacher les services de Georges Clemenceau, qui vient de faire cesser la parution de la Justice quelques mois plus tôt, après seize ans de parution et 688 éditoriaux24.
Une autre personnalité du journal est Alexandre Perrenx, quarante-quatre ans en janvier 1898. C’est le gérant du journal, dont le nom sera connu essentiellement au moment du procès d’Émile Zola, comme son coaccusé, défendu par Albert Clemenceau, le frère de l’éditorialiste. Il semble toutefois n’avoir joué aucun rôle dans la publication du texte de Zola24.
L’Aurore est donc un petit quotidien parisien avant tout orienté vers la vie artistique et littéraire parisienne. Il offre aussi une tribune politique à un centre gauche républicain progressiste, principalement incarné par Georges Clemenceau, son éditorialiste24. Logé au 142, rue Montmartre25, au troisième étage d’un immeuble en arrière-cour, les locaux sont modestes. L’équipe de rédaction est réduite à une demi-douzaine de collaborateurs, provenant principalement des quotidiens la Justice, comme Gustave Geffroy, ou l’Intransigeant.
Le journal dispose de sa propre composition, mais pas de son imprimerie. L’impression du journal est confiée à l’imprimerie Paul Dupont, qui traite aussi la production du Radical, du Jour et de la Patrie26. C’est aussi la raison pour laquelle ces quatre journaux portent la même adresse, celle de leur imprimeur.
Le principal collaborateur de Vaughan est Urbain Gohier, dont les outrances antimilitaristes feront fuir de nombreux lecteurs dreyfusards et provoqueront le départ de Clemenceau en 1899. L’équipe rédactionnelle comprend aussi un collaborateur de poids en la personne de Bernard Lazare, auteur des premières brochures éditées pour défendre Alfred Dreyfus. C’est lui qui, en quelques semaines, convainc l’équipe rédactionnelle du journal de l’iniquité.
L’Aurore restera le chef de file des journaux dreyfusards parisiens en offrant un espace d’expression à toutes les principales figures du mouvement. Émile Zola y reste fidèle jusqu’à sa mort, offrant même au quotidien la publication en feuilleton de son roman Fécondité, au retour de son exil londonien, en 189927.
La publication du pamphlet de Zola constitue l’heure de gloire du quotidien, par ailleurs d’une audience fort modeste. Alors que les tirages moyens sont très généralement inférieurs à 30 000 exemplaires28, ils culminent certainement au-delà de 200 000 exemplaires à cette mi-janvier 1898, mais on ne connaît pas exactement la diffusion de l’édition du 13 janvier 1898, qui est située entre 200 000 et 300 000 exemplaires. Le titre cesse de paraître lorsque la guerre éclate, le 2 août 1914, ses employés étant tous mobilisés
Great goods from you, man. I’ve remember your stuff previous to and you are
just extremely fantastic. I actually like what you have
received here, certainly like what you’re stating and the way in which during which you say it.
You’re making it entertaining and you continue to
care for to stay it smart. I can not wait to read far more from you.
This is really a terrific website.