Alors, mon cher Loti, j’éprouve cette sensation poignante que vous
connaissez aussi, d’éloignement immense de quelque part où je ne suis
jamais allé ; de séparation de quelqu’un que je n’ai jamais connu ; d’exil
de quelque lieu jamais vu et peut-être inconnaissable, où j’ai vécu en rêve,
ou vaguement et sourdement dans des limbes antérieures…
― Faites attention, monsieur Plumkett ; voici un cortège qui va passer :
il faut que nous nous rangions, autrement les licteurs pourraient nous
chercher noise.
C’était cette fois le Père Mouchette qui coupait le fil de mes pensées.
Un soulèvement de poussière : des enfants courant comme des dératés, poussant de grands cris aussi aigus que des sifflets à vapeur ; des
hommes crasseux tapant sur des gongs ; des gens essoufflés, portant des
lanternes en plein jour, au bout de longues hampes à pendeloques rouges ;
des hallebardiers ; des licteurs habillés de noir, en pourpoint et culottes
bouffantes, avec de hauts chapeaux à plumes, agitant dans des gesticulements frénétiques, des fouets, des martinets plombés, des chaînes et des
instruments de torture. Et puis, s’avançant toujours avec la même allure
de dératés, des gens qui portent, emmanchés au bout de longues perches,
des dragons verts, des écrans rouges, des chimères et des monstres.
Enfin, le grand personnage ainsi escorté apparaît sur un cheval harnaché splendidement. C’est Li-hong-chang, le vice-roi du Pétchili qui vient
en cérémonie visiter Kong, le prince régent. Il est grand et maigre. Sa
figure osseuse, avec barbiche et longues moustaches, a une expression
rusée et béate. La plume de paon des grands de la Chine flotte derrière la
boule rose qui surmonte sa haute coiffure officielle (officielle).
Tout cela défile très vite : les gens à pied courent ; les cavaliers vont
au trot, un trot sautillant qui fait sonner les grelots, remuer les longues
crinières éparses, et danser les longues queues, tant des chevaux que des
hommes. La plaque d’or de l’ordre du Faisan monte et descend sur la poitrine du puissant seigneur ; les pèlerines des mandarins s’agitent comme des ailes au vent.
Florian D’ABLON –
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